Évolution du documentaire à travers ses outils 1 / 2
Maîtrise de l'image
La technologie dessine le contour de nouvelles pratiques
Comme le cinéma, dont il fait partie, le documentaire a non seulement évolué en fonction de réflexions, mais aussi à travers des outils naissants et des innovations techniques. Si ces nouveautés sont issues de recherches, souvent fruits de besoins, elles vont aussi influencer la conception même du film documentaire, ses courants et ses styles.
Les premiers pas : le Cinématographe
Quand les premiers documents cinématographiques ont vu le jour, c’est grâce à l’invention du Cinématographe… Entendez ici le nom de la caméra inventée par les frères Lumière en 1895. Les vues Lumière ne sont pas des documentaires, on pourrait aujourd’hui parler de proto-documentaires. Les films courts produits et distribués par l’entreprise Lumière, tournés par des collaborateurs dans plus de 30 pays, sont surtout des démonstrations techniques basées sur la reproduction du mouvement, mais ils ont l’avantage de montrer la vie, son atmosphère, son ambiance et de montrer au public le reste du monde et ses singularités.
Un outil d’information incomparable
L’idée va intéresser Charles Pathé pour la diffusion d’actualités filmées. Il va se lier avec la Manufacture Française d’Appareils de Précisionpour faire construire ses propres caméras, plus légères et plus maniables que le Cinématographe. Il achète en 1907 une licence du brevet Lumière afin de pouvoir utiliser le dispositif.La même année, le journal Pathé voit le jour, diffusant au cinéma des nouvelles d’une grande partie du monde. Il sera suivi deux ans après par Gaumont et Éclair-Journal.
La caméra devient un formidable outil d’information sur le monde et répond à l’appétit du début du xxesiècle pour la connaissance et la compréhension des peuples. Cet intérêt, que l’on retrouve aussi pour les expositions universelles, est sans doute le reflet d’un monde qui se modernise et qui communique de plus en plus, une envie d’appréhender les similitudes et les différences entre les nations.
Le mécène Albert Kahn, banquier, millionnaire, humaniste et aussi grand voyageur, prend conscience des grands changements qui s’opèrent dans le monde. Il va utiliser les caméras Pathé pour son grand dessein : “Témoigner des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine, dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps”. Il va envoyer des opérateurs dans le monde entier pour constituer « Les Archives de la Planète« . Entre 1909 et 1931, une collection extraordinaire de 72.000 autochromes, (premier procédé photographique en couleur) et de 170.000 mètres de film (une centaine d’heures) est rapportée de plus de soixante pays. Pour Khan, le meilleur de la technique photographique devait renseigner le monde pour la postérité.
L'outil au service d'une intention
L’histoire de la réalisation du film « Nanouk l’esquimau » mérite qu’on s’y attarde un peu : l’Américain Robert Flaherty au cours d’une expédition de cartographie pour le compte d’une compagnie minière, fait la rencontre du peuple Inuit dans la baie d’Oudson au Canada et part entre 1913 et 1914, filmer le mode de vie des Esquimaux avec une caméra Bell & Howell, déjà populaire. Il commence le montage sur des copies de travail, mais un malheureux mégot va détruire les négatifs en support nitrate. Les quelques spectateurs qui ont vu ce premier document témoignent leur enthousiasme, mais Flaherty lui-même n’est convaincu ni par la qualité technique, ni par la démarche : “Les gens ont réagi poliment ! (…) Ils voulaient voir où j’étais allé et ce que j’avais fait. Ce n’était pas du tout ce que je recherchais. Je voulais montrer les Inuits. Et je voulais les montrer, non pas du point de vue de l’homme civilisé, mais comme ils se voyaient eux-mêmes”.
Ainsi porté par une intention forte, Flaherty persévère dans sa démarche, il étudie les techniques et les technologies. En 1919 il part de nouveau pour quinze mois, choisit deux modèles d’une caméra extraordinaire pour l’époque, conçue par un autre explorateur: Carl Ethan Akeley. La caméra, surnommée “Pancake”, est en aluminium donc légère. Le corps est rond, ce qui limite les déformations par des températures extrêmes. La caméra se charge par des magasins “pré bouclés” qui s’insèrent dans la caméra comme des cassettes. Elle dispose de deux objectifs montés sur une tourelle permettant le changement de focale d’un seul geste. De plus, et pour la première fois, elle est montée sur un pied à mouvement gyroscopique sur roulement à billes offrant des panoramiques d’une grande fluidité.
Ce n’est pas tout, pour aller jusqu’au bout de sa démarche, Flaherty emporte avec lui tout un laboratoire à même de développer ses rushes (malgré le problème des températures sous igloo) à la suite du tournage pour les partager avec ses accueillants, qui sont en même temps les sujets du film et ses assistants. Dans la lancée de Griffith, Flaherty filme en séquences, utilise des mouvements et des gros plans dans le but de susciter l’empathie du spectateur envers avec les personnages.
Le film de 78 minutes sorti en 1922 aura un immense succès. Avec Flaherty, le mot documentaire va apparaître pour la première fois.
Le cinéma-vérité russe « kino-pravda » à l’avant-garde
À la même période en Russie, une série d’actualités nommée kino-pravda (cinéma-vérité) est projetée dans des trains qui sillonnent l’URSS afin de diffuser des images dans toutes les campagnes. Dans l’un de ces trains, en 1922, un monteur d’actualités, un certain Dziga Vertov, met au point le “cinéma à l’improviste” : pour lui, on doit filmer la réalité telle qu’elle se joue devant nos yeux. Mais, par le montage, il révolutionne le documentaire. Son film le plus connu, « L’Homme à la caméra » , de 1929, utilise tous les effets de tournage disponibles : accélérés, ralentis et superpositions d’images. Le film est une sorte de mise en abîme, une recherche esthétique propre au cinéma d’avant-garde russe dont le but est de créer “une émotion et une réflexion pour le spectateur”.
Les avancées techniques influencent le regard
Surprendre et mettre en spectacle, c’est ce à quoi va s’attacher Leni Riefenstahl pour filmer les jeux olympiques de Berlin en 1936. Hitler, comprenant les enjeux et le pouvoir de l’image, lui accorde les plus gros moyens financiers encore jamais octroyés à un documentaire. Des centaines de techniciens et de conseillers ont été recrutés, tout comme certains des meilleurs caméramans.
Plusieurs semaines de préparation, des fosses ont été creusées pour les contre-plongées, des caméras tirées le long des pistes en voiture. Pour la première fois, une caméra sous-marine a été mise en œuvre pour la discipline des plongeons. L’opérateur Hans Ertl filmait en suivant les voltiges des athlètes et passait en même temps qu’eux sous l’eau et, au même moment, passait en mode ralenti tout en changeant la mise au point et l’ouverture… une autre performance. Ce film, « Olympia » , ou en français « Les Dieux du stade » , avec ces 250 heures de rushes, a nécessité une an et demi de montage. L’histoire retient ce film pour ces plans d’une incroyable esthétique. Il constitue, si l’on fait abstraction de la glorification du régime nazi, un compte rendu assez précis de ces jeux olympiques. Leni Riefenstahl reçoit en 1948 une médaille d’or par le Comité olympique.
Plus l’événement est important plus l’image doit être belle. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec une équipe de tournage, George Stevens va constituer, pour l’armée américaine, les archives du Débarquement et de la Libération de Paris… en couleur. Une première pour un tournage hors studio. À la fin de la guerre, Stevens suit et filme en Kodacolor 35mm les troupes américaines jusque dans les camps de concentration nazis. Certaines de ses images serviront de pièces à conviction au procès de Nuremberg.
35 ans après Albert Kahn le monde prend conscience que produire des images n’a pas pour seule fonction de documenter ses contemporains mais alimente aussi des archives pour les générations futures.
La prise de son sur le terrain n’est encore pas possible. Depuis les années 30, les actualités et les documentaires sont sonorisés en montage et soutenus par une voix off. Les commentaires explicatifs relèguent les images à un rôle illustratif. La toute puissance du commentaire -porté par des idéaux en tout genre, surtout en période de conflits- le documentaire devient le grand outil de communication de masse, autrement dit de la propagande.
Par ce fait devenu suspect, dans les années 50 le documentaire recherche son authenticité et pour cela utilise les nouvelles technologie : la caméra portable légère et le magnétophone portatif qui fait son apparition.
Prise de conscience de la relation au sujet
Jean Rouch est parmi les premiers à utiliser ces unités. Ethnologue, il part au Ghana avec une caméra Bell & Howell 16mm portative et un magnétophone sur batterie. Pour ce qui sera « Les Maîtres fous » , il filme une cérémonie rituelle de la secte des Haoukas. Caméra au poing, il se joint à la transe des fidèles, balayant le principe ethnographique de l’observation objective. Le magnéto tourne pendant toute la cérémonie. Cependant, la caméra est trop bruyante. Les sons finalement montés seront ceux enregistrés quand la caméra ne tourne pas. Le film sort en 1955 et fera date. Dans les salles de projection, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, François Truffaut ou Jacques Rivette font partie du public. Jean Rouch va influencer la Nouvelle Vague.
Avec le changement de paradigme de l’après-guerre, les questionnements diffèrent. Edgard Morin et Jean Rouch réalisent en 1961 « Chronique d’un été » dont la question principale est : “Êtes-vous heureux ?” Avec l’aide de Michel Brault, opérateur canadien, ils filment comme des ethnographes le ressenti des Parisiens.
Michel Brault est reconnu pour son travail à l’ONF (Office national du film du Canada) et pour sa pratique de la caméra d’épaule. Il se met au niveau des protagonistes et épouse les mouvements de la situation impliquant aussi bien les cinéastes que les protagonistes qui, bien conscients de la présence de la caméra, s’en servent pour s’exprimer.
Edgard Morin, pour expliquer son film reprendra l’expression de Dziga Vertov « Kino-Pravda » et par défit du terme “documentaire”, trop chargé, parlera de cinéma-vérité, une manière de poser la question du réel.
Cette interprétation rejoint le « cinéma direct », lancé au Canada : partager la même éthique, née d’un désir de dire et d’agir dans le monde, tout en restant lucide sur les possibilités qu’une caméra peut introduire en termes de manipulations.
Un nouveau genre documentaire émerge mais la technique ne suit pas toujours. Les caméras bruyantes doivent être étouffées sous des couvertures, le son séparé crée des difficultés au montage.
En 1963, Pierre Schaeffer, le fondateur du service de recherche de la RTF, organise une rencontre de trois jours avec tous les cinéastes cherchant des solutions à cette relation son-image : le but, discuter de la caméra de l’avenir. Se trouve aussi André Coutant, dessinateur de caméra de la maison Eclair. Ce consortium assez atypique, mais à l’écoute des besoins, donne naissance à « l’Eclair-Coutant 16 », une caméra d’épaule 16 mm silencieuse de 6 kg (hors batteries et pellicule) motorisée, avec signal pilote (un câble peut être relié au magnétophone pour enregistrer le signal de synchronisation). Elle est munie vision reflex, maniable et peut être tenue longtemps d’une seule main tout en gardant la possibilité de régler l’objectif avec l’autre main et …elle est dotée d’un zoom Angénieux… Le zoom, pourtant inventé dix ans plus tôt, va permettre de choisir la distance avec le sujet et le réglage du cadre, très rapidement. Ce choix, volontaire ou inconscient, détermine les rapports entre le sujet, l’opérateur et le spectateur.
Souvent couplée au magnétophone Nagra III et à son système synchrone, la 16 Coutant a permis au cinéma direct de se propager dans le monde et de couvrir des actualités télévisées sonores jusqu’à la fin des années 1970.
L’arrivée de la vidéo au profit du cinéma d'intervention
La technologie avance rapidement. Le transistor, inventé en 1947 en Amérique, ne cesse de se miniaturiser sous la pression de la conquête de l’espace. Porté par cette révolution électronique, Sony sort en 1967 le Portapak, un magnétoscope vidéo noir et blanc portable sur bande lisse de ½ pouce relié par un câble à sa caméra, pour un poids total de 11kg. Un atout supplémentaire est l’enregistrement du son sur la même bande. Très tôt des cinéastes, comme Jean-Luc Godard, Chris Marker, Jean-Pierre et Luc Dardenne, se procurent de tels modèles malgré la qualité encore assez médiocre des images. Après l’acquisition du matériel, et notamment le magnétoscope de relecture nécessaire (le Sony CV-2000), produire des images ne coûte plus très cher. La bande magnétique ne demande pas de développement, de plus, la relecture est possible tout de suite après le tournage. La sortie du Portapak coïncide avec les mouvements de contestation et de défiance envers la télévision d’Etat. Les associations militantes s’équipent et produisent –sans pression, sans coût prohibitif– des prises de parole qui pourront ensuite être diffusées dans des réunions sur un simple téléviseur. La « vidéo militante » soutient les luttes sociales : pour les droits des femmes, les libertés sexuelles, mais aussi les combats des ouvriers de manufactures en crise (Lip par exemple). Cependant, ces productions vidéo sont assez brutes, en effet le montage consistait à faire des coupes de la bande et créait des déchirures sur l’image à chaque point de montage.
L’ Editomètre est mis au point par Vidéographe, un collectif de Montréal, c’est le premier éditeur vidéo. Il est tout à fait artisanal. Il consiste, après les avoir fait reculer de quelques secondes, à lancer et synchroniser deux magnétoscopes pour que, au moment choisi, l’un des magnétoscopes enregistre ce que lit le premier. La synchronisation permet de faire un point de montage propre invisible. Mais la vidéo n’est pas de qualité suffisante pour les documentaristes qui restent attachés à la pellicule. La réflexion sur les outils continue.
L’électronicien et cinéaste Jean-Pierre Beauviala n’est pas satisfait de l’ergonomie des caméras de l’époque qu’il trouve trop déséquilibrée. Dans la société Aaton qu’il crée, il met au point sa propre caméra qu’il conçoit pour qu’elle reste sur l’épaule comme un chat (1972). Il déplace le centre de gravité et la caméra dessine une forme de pont à son milieu pour épouser l’épaule. Plus pratique, plus stable, moins fatigante, cette forme épaulière sera copiée par la suite pour un grand nombre de caméras vidéo professionnelles.
Déplacer la caméra vers l’arrière de l’épaule offre un autre avantage: le groupe optique est lui aussi déplacé et cache moins l’opérateur. Une autre relation, plus empathique, peut se créer avec le sujet, un rapport plus direct, cher au cinéma vérité.
Le cinéma d’observation : un rapport plus neutre
Au milieu des années 1970, de nombreux cinéastes vont se lancer dans le cinéma d’observation initié par Frederick Wiseman avec « Titicut Follies » sorti en 1967 (interdit aux Etats-Unis pendant vingt ans). À l’inverse du cinéma direct, ces réalisateurs cherchent à ne pas interférer sur les évènements, se faisant le plus discret possible pour capter la réalité du terrain. Cela demande de tourner avec une équipe réduite, voire d’être seul. Pour une plus grande immersion et par souci de neutralité, le montage est sans commentaire. Un exemple magnifique est « Une Partie de campagne » de 1974 où Raymond Depardon suit, avec une caméra Aaton, la campagne présidentielle du candidat Valéry Giscard d’Estaing.