Le raccord dans l’histoire du montage
Le montage : une réalité imaginaire ?
Pourquoi le raccord, procédé cinématographique de discontinuité de temps et de point de vue, nous est-il devenu si naturel ?
1896 ............
À ses débuts, le cinéma ne propose que des vues ou longs plans. Soit avec un contenu documentaire comme les vues des frères Lumière, soit sur le principe de mises en scène burlesques, dans le but de distraire.
Ces images animées saisissaient un public qui voyait se reconstruire sous leurs yeux étonnés une réalité.
En 1896, « L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat » terrorisa les spectateurs des premiers rangs de gauche qui croyaient se trouver dans la trajectoire d’un train devenu réel. L’enthousiasme était total et le spectacle se suffisait à lui-même. Mais ces vues ne duraient pas plus d’une minute car limitées par le magasin de la caméra. Aussi, des cinéastes comme Méliès en France raccordèrent des vues successives comme une suite de « tableaux ». La narration était parfois soulignée par des intertitres. On ne parle pas encore de montage. Tout au plus une habitude scénique issue du théâtre.
1900 ............
Il faudra attendre 1900 pour que de jeunes cinéastes anglais avant-gardistes commencent les premières expérimentations de ce que deviendra le montage. Mais quel fut le déclencheur ? Est-ce parce que l’un d’entre eux, George Albert Smith, était hypnotiseur (secrétaire pendant cinq ans de la Société de recherches psychiques, Society for Psychical Research) ? Est-ce parce que ce réalisateur était aussi lanterniste, racontant des histoires au moyen de photos projetées les unes derrière les autres ? Toujours est-il que Smith propose dans une même scène une succession de plans différents avec de véritables raccords.
Plus que troublant pour l’époque, ce procédé est l’argument et l’intérêt du film « La Loupe de grand-maman » où, après un plan de situation, George Albert Smith nous donne à voir l’image à travers une loupe qu’utilise un enfant. Smith invente le plan subjectif et, par la même occasion, le gros plan. Pas de scénario dans ce film de 1 minute et 20 secondes ! Juste la proposition d’une forme poétique, d’une curiosité sensorielle et presque philosophique. Car le spectateur se retrouve successivement dans deux positions de regardeur dont l’une est le point de vue de l’enfant, le spectateur s’incarnant en lui. Aujourd’hui cette proposition n’étonne plus personne.
La Loupe de grand-maman réalisé par George Albert Smith
Dans le même temps, James Williamson, ami de George Albert Smith, propose les premiers contre-champs. Dans son film « Attaque d’une mission en Chine », la caméra nous montre le point de vue des attaquants puis celui des attaqués. Williamson confirme l’essai dans « Fire ! » où l’on peut voir le sauvetage d’un homme pris dans les flammes, alternativement de l’extérieur puis de l’intérieur de la maison. Il invente ainsi le montage alterné. Lors d’un incendie, le temps presse entre l’alerte, la préparation et l’arrivée des pompiers. Le tout sur des plans différents, Williamson ellipse le temps.
Attaque d’une mission en Chine par James Williamson
Fire ! par James Williamson
Dans le film muet « Runaway Match » daté de 1903, Alfred Collins va confirmer le montage alterné dans une histoire de course-poursuite en voiture. Il décrit alternativement les poursuivis et les poursuivants créant ainsi le genre Chase films qui sera fort apprécié.
Ces inventions, qui pourraient être considérées comme des effets pour l’époque mais qui étaient surtout créées pour servir le propos, sont très suivies par les réalisateurs américains, tout particulièrement D. W. Griffith. En 1908, il va généraliser toutes ces propositions dans une commande de film : « Les Aventures de Dollie ».
Runaway Match par Alfred Collins
Les Aventures de Dollie par D.W. Griffith
Pris par le souci technique d’une narration imposée et le parcours d’un vaste décor naturel, Griffith découpe le scénario en plans. Pour rendre le principe du découpage acceptable, il systématise les entrées et les sorties de champ afin de voir chaque acteur disparaître naturellement d’un plan en sortant du cadre, et réapparaître en entrant dans le cadre du plan suivant : procédé permettant d’éviter un sentiment d’ubiquité.
Griffith, grand lecteur, cherchait dans la littérature de son époque des formes à transposer au cinéma. Il s’est inspiré de la manière dont les écrivains passe d’un lieu à l’autre. Avec ces ellipses temporelles, alternance, changement de point de vue, déplacements dans l’espace, il poursuit les propositions des Anglais en les appliquant tout au long du film. Ce qui apparaissait comme un effet devient un procédé narratif. Il ouvre la voie à une nouvelle expression.
Bien que D. W. Griffith fût critiqué par les diffuseurs qui trouvaient l’histoire trop difficile à suivre, le film rencontrera un vrai succès.
Le public semblait prêt et réceptif à ces formes nouvelles. Quand les raccords sont bien faits, les spectateurs acceptent et se réjouissent de ces distorsions temporelles et spatiales qui demandent pourtant l’effort mental de créer un lien entre deux images. Les principes de base ainsi lancés permirent au cinéma, comme pour un langage, de proposer une poétique, de sculpter l’espace et le temps, tout en offrant l’avantage de pouvoir rallonger la durée des films.
1917 ............
Après leur révolution de 1917, les cinéastes russes, emportés dans un grand courant idéologique, analysent ces procédés avec beaucoup d’attention. Ce lien mental est pour eux créateur de sens.
En 1921, Lev Koulechov, directeur de l’Institut supérieur cinématographique d’État à Moscou, propose à ses élèves une expérience didactique. Il projette un film dans lequel apparaît en premier lieu le visage totalement inexpressif d’un acteur. Puis raccord avec le plan d’une assiette de soupe. Revient le plan de l’homme dans la même situation, raccordé à l’image d’un cadavre gisant face contre terre. On revoit l’homme une troisième fois. Puis une femme en tenue légère dans une pose lascive.
Tous les étudiants soulignent la qualité du jeu de l’acteur capable de décrire un sentiment de faim pour le premier plan, un sentiment de tristesse à la deuxième apparition, et de désir pour la troisième. Mais ces trois plans de l’acteur n’en font qu’un. La juxtaposition des plans crée un sens que le spectateur va générer par lui-même. Cette expérience célèbre comporte aussi un autre aspect moins commenté : la projection du sentiment du spectateur se porte sur l’image de l’homme montée avant l’image qui le provoque. Le fil de l’histoire est prépondérant car le principe de représentation mnésique attribue à notre perception un effet rétroactif. D’où l’importance de l’ancrage dramaturgique.
En cette période troublée pour les Russes, le montage est vu comme un idéal, la clef pour s’échapper du mode de pensée bourgeois. Le montage devient un enjeu majeur : de grands débats opposent les réalisateurs.
Pour Dziga Vertov, le cinéma sert à donner à voir la réalité en même temps que sa signification.
Pour Sergueï Eisenstein, le montage, par la confrontation des plans, provoque des chocs émotionnels et déclenche une réflexion intellectuelle destinée à éduquer les masses. Dans son film « La Grève » réalisé en 1924, il insère des images de vaches que l’on égorge au milieu d’une scène de grévistes réprimés.
Pour Vsevolod Poudovkine, élève de Koulechov, le film montre une réalité imaginaire inventée comme si elle était à chaque instant vue par un observateur extérieur doté de la capacité de choisir au mieux son point de vue.
Toutes ces recherches et expérimentations vont nourrir et influencer le cinéma américain devenu une industrie florissante. Par souci d’économie de temps et pour éviter trop de tâtonnements chronophages surtout après la crise de 1929, les majors vont instituer des règles de montage : règle des 30°, des 180° etc.
Ces règles empiriques toujours enseignées dans les écoles de cinéma sont seulement des repères de travail qui visent à fluidifier le passage des plans. Elles ne prennent en compte ni les charges émotionnelles des images, ni l’effet que peuvent dégager des raccords, notamment l’effet d’emphase.
À cette époque où les règles sont posées et les codes établis, où le public prend goût aux expérimentations, où le cinéma est considéré comme le 7ème art grâce au montage (1923), le parlant fait son entrée. Désormais, la musique et les sons lient transversalement tous les plans d’une séquence tandis que les paroles ajoutent du sens et rendent encore plus naturels les raccords de plans. À mesure que le spectateur se nourrit de cinéma, il devient plus enclin aux formes nouvelles. Le montage peut accomplir d’autres performances jusqu’à devenir un peu trop miraculeux.
1950 ............
Dans les années 50, le pouvoir du montage est réinterrogé par des textes publiés dans les Cahiers du Cinéma. Jean-Luc Godard et Henri Colpi critiquent les abus dans la construction de l’espace filmique. André Bazin reprendra leurs textes pour élaborer sa proposition esthétique : « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. Il faut que nous puissions croire à la réalité des événements en les sachant truqués (…) il ne faut pas utiliser la facilité du montage pour faire croire que Charlot est bien dans la même cage que le lion, il faut nous le prouver en filmant en un seul plan.1 » Cette proposition esthétique qui ressemble à une proposition éthique a fait couler beaucoup d’encre. Pourtant elle remet au cœur du montage l’ironie dramatique en tant que pacte tacite et connivent entre le réalisateur et le spectateur ; un jeu ludique de reconstitution mentale qui oblige le film à apporter une solution/récompense afin de satisfaire le spectateur.
L’histoire et l’empirisme ont permis d’affiner les points de raccords entre les plans mais n’expliquent toujours pas pourquoi ils fonctionnent. Pourquoi pouvons-nous entrer dans le regard d’un enfant, faire des bonds dans l’espace et dans le temps, sentir la faim qu’éprouve un acteur devant un bol de soupe ? À quoi se réfère notre machine à penser pour accepter de telles distorsions du réel et en ressentir des émotions ? Quelles fonctions cachées sont à l’œuvre dans notre esprit ?
Comme le suggère Walter Murch, peut-être que « les fondements de notre compréhension sont puisés dans un autre monde, où nous passons environ le tiers de notre vie : la réalité nocturne des rêves.2 » Les images de nos rêves sont en effet fragmentées et liées à des rapports symboliques dont la concomitance crée du sens.
Ce serait donc ça le cinéma ? Une machine à rêver !
Thierry Massé, 2020
1 André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ?
2 Walter Murch : En un clin d’œil